
France entraperçoit une jupe longue, colorée, et le scintillement de deux bracelets d'or au poignet. Et un regard, où serpente la fièvre de ceux qui savent voir plus loin. Donne-moi ta main ! La voix est basse, saccadée. Une voix d'étrangère, attachante, à peine triste.
Impossible d'échapper aux yeux qui miroitent Alors France ouvre sa paume. « Je n'avais jamais accepté jusque-là. Mais comme je suis un peu dans une période de trouble, je me suis dit : "tiens ! Peut-être que ça va m'éclairer un peu." Cette personne-là m'a dit des choses extraordinaires. Elle m'a dit que ça allait venir maintenant. Je ne sais pas du tout ce que ça peut être. Elle m'a dit : "Vous entrez dans L'immortalité." ' »
A nouveau, le silence, la plage, la mer ressemblent à une toile peinte : un décor de théâtre. France n'ose pas rompre le charme. Elle attend. Elle a le sentiment de vivre une minute d'éternité. «Je lui ai dit : "Ce n'est quand même pas avec ma petite carrière de chanteuse que je vais entrer dans l'immortalité. Ça va se passer maintenant ? » Elle m'a répondu : « En effet. » Donc, j'attends de pied ferme ce qui va se passer. Je m'y attends '. »
Sans comprendre, mais ébranlée jusqu'au plus profond de son être, France Gall regagne à pied « la Grande Baie», sa maison. Elle va rejoindre Michel et lui raconter cette bien étrange histoire. Qu'a voulu dire cette femme ? Que signifient ces mots ? Michel est sceptique. II ne croit pas plus à la voyance qu'à l'astrologie. « Je suis très intéressé de savoir ce que l'immortalité va choisir », lance-t-il avec un brin d'ironie.
Dans le jardin de la grande demeure aux tuiles ocre et rose, tout près du court de tennis, Michel prend le temps de dîner. Ça ne lui arrive pas si souvent. Salades, grillades, pas de gras surtout. Avec soin, comme beaucoup d'hommes qui ont dépassé la quarantaine, il surveille son taux de cholestérol, qui frise les trois grammes.
Depuis toujours, il a beaucoup de mal à se faire ne serait-ce qu'à l'idée des vacances. Il s'effraie de ces journées oisives où rien de concret ne se forge. Heureusement, cette fois, il a un projet en tête. L'adaptation en anglais de Starmania pour une série de représentations à New York.
Il y a peu de temps, Françoise Hardy, sa correspondante de toujours, a reçu une lettre de lui, où il décrit les difficultés de son travail. Sa lassitude semble extrême, « Il parle du métier, confie Françoise, et tient des propos blasés. Il se plaint de cette quête de rentabilité à court terme qui néglige tout le reste. Il parle du temps qu'il a passé sur la version anglaise de Starmania, tout en étant presque certain que les Américains ne s'en occuperont pas. »
Quelques mois se sont écoulés depuis que Michel a fait le deuil d'une partie de lui-même. Une décision brutale : mettre de Tordre dans ses affaires. Tout ce qui avait compté pour lui jusque-là, avoir une maîtrise parfaite de son ½uvre et de celle de France, il en a fait un feu de paille. Il a vendu ses éditions musicales, les bandes de ses albums, les images de ses clips. Il s'est volontairement dépouillé de tout, comme quelqu'un qui mettrait un point d'orgue à sa vie, pour mieux renaître.
Berger a commencé à restructurer une partie de son existence au moment où France, après le triomphe de Babacar, lui a annoncé son désir de renoncer à la chanson. « Lorsque j'ai voulu m'arrêter, dira-t-elle, il a été tellement... presque cassé. Le choc passé, le choc affectif passé, cela a été une bonne chose pour lui. Cela a orienté sa vie artistique complètement différemment. Il a écrit un film, tout un film, prêt à être tourné. (...) Moins de chansons, beaucoup plus de grandes choses. Il a pensé que les chansons ne restaient pas à jamais, qu'il fallait se lancer dans des choses beaucoup plus ambitieuses pour laisser une trace. C'est quelqu'un qui voulait absolument laisser une trace3. »
Sans aucun doute, en effet, Michel se prépare à passer derrière la caméra. Il a déjà abordé, de loin, le milieu cinématographique en composant les musiques de Mektoub, un film du réalisateur algérien Ali Ghalem, et de Rive droite, rive gauche, de Philippe Labro.
Berger a également pris goût au rôle magistral, mais discret, de metteur en scène, en tournant plusieurs clips pour France et pour lui. Ce retrait que suppose l'écriture d'un scénario, des dialogues, le choix du meilleur endroit pour placer la caméra, la direction d'acteurs, correspond de plus en plus à son véritable tempérament Depuis plusieurs années, il sait que l'essentiel n'est pas d'exhiber son visage sur les pochettes de disques»
Son long métrage n'attend plus qu'un producteur. A cela près, rien ne manque, pas même Je titre : Totem. L'histoire d'un artiste indien d'Amérique déraciné. Emigré à New York, il se sent écartelé entre ses traditions ancestrales et la modernité de son inspiration. En quelque sorte, une Trans position de l'existence de Michel.
A l'heure de l'infusion, pourquoi pas à la menthe France regrette l'absence des enfants. J'ai reçu une carte des Arcs, ce matin. Tout se passe bien à la montagne Raphaël n'arrête pas de faire des randonnées. Et j'ai appelé Pauline, à la campagne. Elle t'embrasse. Tu la connais, elle préfère rester seule pour dessiner et peindre.
Michel sourit sans mot dire. Il songe à son fils, débordant de vie, sportif infatigable, qui, à onze ans, « rappe » déjà comme un fou. Il n'y a vraiment pas de souci à se faire pour lui, Il a autant de ressort que sa mère. Et Pauline, sa princesse, sensible et délicate. Elle est faite pour vivre à la Renaissance et poser devant le chevalet de Botticelli. Elle a treize ans, déjà. C'est fou comme le temps passe vite.
Samedi 1er août 1992. Michel contacte son ami Plamondon, «Il m'a appelé, nous avons pris rendez-vous pour la semaine suivante pour commencer un nouveau projet. » Berger veut absolument travailler très vite sur la version anglaise de La Légende de Jimmy. Luc lui conseille de se reposer encore, de profiter pleinement de France et de ses vacances à Ramatuelle. Mais, dans l'esprit de Michel, ça ne peut plus attendre.
La veille, Johnny Hallyday est venu déjeuner à la villa» Adorable et prévenant, comme toujours. « Chez toi, je me tiens bien », a-t-il dit à Michel.
Dimanche 2 août 1992. Une journée chargée en coups de téléphone - les amis, le travail. Le matin, Michel a pris sa voiture pour aller faire des courses en ville. La chaleur est écrasante. Ce n'est que vers le soir qu'un peu de fraîcheur se fait sentir. Comme chaque jour, Michel en profite pour jouer au tennis. Un sport qu'il affectionne depuis longtemps. Et qui lui permet de décompresser un peu. Il Porte un short et une chemisette verte. Le court de tennis, situé juste à gauche de la maison, occupe l'exacte frontière qui sépare Saint-Tropez de Ramatuelle. Selon la place que chaque joueur occupe, il se trouve dans l'un ou l'autre village. Perfectionnisme oblige, Michel y a fait installer une chaise d'arbitre. Il dispute des parties avec ses amis Claude-Michel Schonberg, son épouse Béatrice, ainsi que la journaliste Florence Gall.
Occupée à préparer le dîner, France entend de la cuisine le bruit des balles qui rebondissent sur le court, les rires aussi. Ce soir, tous les deux ont prévu d'assister à la représentation théâtrale de Ruy Blas, donnée au théâtre Gérard-Philipe, dans le cadre du Festival de Ramatuelle, Michel l'a promis au comédien Etienne Chicot, avec lequel il a déjeuné la veille.
Soudain, plus rien. Michel vient d'avoir un malaise. Un coup de poignard lui déchire la poitrine. Michel Berger pose un genou à terre, la raquette lui tombe des mains. La douleur ne dure pas longtemps. Ce n'est rien, dit-il à son partenaire. Mais je crois que maintenant, il faut rentrer.
Il est vingt heures. Michel ne veut pas effrayer France. D'ailleurs, il n'est pas du genre à se plaindre. Pourtant, combien de fois lui a-t-elle dit qu'il négligeait sa santé ! Il faut appeler un médecin, assure-t-elle. D'un geste, Michel l'arrête dans son élan. Ces élancements en vrille, il en a l'habitude. Il n'y a pas de raison de s'inquiéter. Ça finit toujours par passer. Et puis, il fait tellement lourd. Ce doit être la chaleur. L'eau me calmera. Il disparaît dans la salle de bains, et la baignoire se remplît Derrière la porte close, France entend un cri. Elle se précipite. Michel ne va pas bien. « Mais qu'est-ce qui se passé ? J'ai à nouveau mal dans la poitrine. » Affolée, France se jette sur le téléphone. Fébrile, elle compose le numéro du centre médical de Ramatuelle. Toutes ces secondes lui semblent une éternité. Enfin, la voix d'une secrétaire. Le médecin de garde est en tournée. Rassurez-vous, madame, je vais tout faire pour le joindre par radio dans sa voiture.
France tremble d'impatience. « Dépêchez-vous, il est très mal ! » Elle revient dans la salle de bains, aide Michel à sortir de la baignoire, lui met son peignoir et le soutient jusqu'au lit. Elle fait son possible pour le calmer. Le docteur va arriver. Tout va bien se passer.
Dix minutes plus tard, coup de sonnette. Le médecin traverse la maison à vive allure et se rend au chevet de Michel. Cela va mieux, maintenant. Il s'est redressé sur son lit Ses traits sont plus sereins. Il a l'air rassuré, apaisé, détendu même. C'est tellement agréable quand la douleur s'arrête. « Cela me serrait dans la poitrine. Je ne veux pas re-souffrir comme ça. »
Le médecin lui fait avaler un comprimé. Avez-vous eu des antécédents cardiaques ? Non, rien. Il faut quand même faire immédiatement des examens poussés, sans attendre une minute de plus. « Et même s'ils sont bons, il faudra que vous soyez vigilant. »
France est un peu soulagée. Tranquillisée même de voir que Michel plaisante. « Si c'est pour finir comme Gos-cinny, ce n'est pas la peine ! » Le c½ur du scénariste d'Astérix et de Lucky Luke a lâché au cours d'un examen pourtant effectué sous contrôle médical.
Sur la table de chevet, le médecin décroche le téléphone et appelle d'urgence le SAMU et SOS Médecins. Ils vont venir très vite. Ils ont tout le matériel nécessaire pour les tests. Lorsqu'il se retourne vers son patient, le docteur raccroche aussitôt. Michel est atrocement pâle. Son visage se tend et sa main se crispe à la hauteur de son c½ur. France panique et lui serre l'autre main. Vite, il n'y a plus une seconde à perdre ! Le médecin lui fait une injection.
Trop tard, il est trop tard. Michel s'affaisse sur son lit. Ses gestes ont pris une lenteur inhabituelle. Tétanisée, France s'assied près de lui. Il pose doucement la main sur son épaule. Doucement, ses yeux se referment. Doucement, sa main glisse de l'épaule de sa femme et retombe sur le lit, inerte. Michel Berger est mort.
A suivre
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